Briser le mur du silence

« La récente affaire Stéfanie Trudeau a occasionné une prise de conscience collective à propos d'un phénomène qui n'a rien de nouveau et que connaissent malheureusement trop bien les proches de victimes de bavures policières, à savoir, d'une part, l'existence d'une sous-culture de violence policière encouragée par une impunité systémique, et, d'autre part, une haine soutenue par plusieurs policiers à l'encontre de certains groupes minoritaires qui prend souvent la forme de profilage racial, social ou politique. » C'est ce qu'on peut lire dans le communiqué de presse de la coalition Justice pour les victimes de bavures policières annonçant la troisième édition de la vigile annuelle du 22 octobre devant le bureau de la Fraternité des policiers et policières de Montréal. Si quelques brefs articles parus dans les grands quotidiens ont évoqué la vigile, le communiqué ne semble pas avoir été repris par les grands médias à Montréal ni ailleurs au pays.

Les autorités policières ont vite fait de traiter l'incident du 2 octobre de cas à part, de la même manière dont elles traitent chaque incident de violence policière causant la mort ou des blessures graves comme un événement isolé. Pourtant, le 27 octobre 2012, la Sûreté du Québec a tiré sur un homme en crise suicidaire armé d'un couteau. La semaine précédente, le 14 octobre, le Service de police de Montréal SPVM) est intervenu pour donner suite à la disparition d'un bénéficiaire dans un centre pour personnes souffrant de troubles en santé mentale dans l'arrondissement LaSalle. À la suite d'une altercation avec l'homme en question, durant laquelle celui-ci aurait brandi un couteau, un policier a fait feu sur lui.

Les deux hommes ont survécu, mais des dizaines d'autres personnes n'ont pas eu cette « chance » dans leur malchance. De nombreux cas à travers le pays ont été documentés concernant des personnes décédées sous les balles, les coups ou les décharges de pistolet électrique de différents corps de police. À Montréal seulement, on dénombre trois exemples de morts violentes sous les balles de la police depuis à peine 18 mois : tous trois impliquent des hommes en détresse psychologique munis d'une arme blanche.

Le 16 février dernier, cinq agents du SPVM sont intervenus suite à un appel au 911 pour venir en aide à un homme en crise suicidaire. Lorsque les policiers se sont présentés, l'homme en question, Jean-François Nadreau, a saisi une de machette de collection et s'est dirigé vers eux en leur criant de s'en aller. Il a été abattu d'une balle au thorax, sous les yeux de sa petite-amie qui avait appelé les secours pour qu'on empêche son conjoint de s'enlever la vie.

Un mois plus tôt, le 6 janvier 2012, Farshad Mohammadi un réfugié Kurde d'origine iranienne a été abattu dans le métro alors après avoir blessé un policier à l'aide d'un couteau. Le 7 juin de l'année précédente, Mario Hamel un sans-abri en crise psychotique éventrait des sacs de poubelles au centre-ville de Montréal. Lorsque des policiers l'ont intercepté, il aurait refusé de lâcher son couteau. Il a été tué de deux balles, alors qu'une troisième balle a atteint mortellement à la nuque un passant, Patrick Limoges, qui se rendait au travail à vélo.

Dans les trois cas, la décision de dégainer et de tirer à balle réelle sur un homme seul armé d'un couteau s'explique du fait de la formation policière. Les écoles de police nord-américaines s'appuient sur la démonstration faite en 1983 par le sergent Dennis Tueller de la police de Salt Lake City voulant qu'une personne en bonne forme physique, déterminée et munie d'une arme blanche puisse franchir une distance de 21 pieds (ou 6,4 m) en 1,5 seconde.

Comme le veut la politique ministérielle dans les cas où une personne meurt ou subit des blessures pouvant causer la mort lors d'une intervention policière ou durant sa détention par un service de police, une enquête sur les causes et circonstances de l'incident est confiée à un autre corps de police. Si le passé est garant de l'avenir, il y a fort à parier que le rapport d'enquête conclura que le choix des officiers de faire usage de la force létale était justifié par le fait qu'ils étaient sous la menace d'un homme armé d'un couteau à moins de 21 pieds. Aucune accusation criminelle ne sera déposée contre les responsables de ce qui n'est rien de moins qu'un homicide (volontaire ou non). Chaque incident étant traité comme un cas isolé, il ne sera vraisemblablement tracé aucun parallèle entre les circonstances, pourtant fort similaires, ayant mené à ces morts violentes.

La surveillance civile des enquêtes policières proposée récemment par le gouvernement péquiste reprenant essentiellement l'idée du gouvernement précédent ne changera rien au mécanisme actuel, selon lequel la police enquête sur la police. À ce jour, les membres du corps policier ne sont même pas tenus de collaborer aux enquêtes en déontologie lorsqu’ils font l’objet d’une plainte.

La Ligue des droits et libertés milite en faveur d'un processus impartial, indépendant et transparent relevant du ministère de la Justice et non de celui de la Sécurité publique. D'ici à ce qu'un tel mécanisme soit mis en place, les proches et les familles des victimes ne peuvent pas compter sur la collaboration des autorités publiques pour briser le mur du silence qui protège les policières et les policiers impliqués dans des morts violentes.

Mise à jour : dans la première version de ce billet, on pouvait lire : « Aucune accusation criminelle ne sera déposée contre les responsables de ce qui est au mieux un homicide involontaire et au pire un meurtre au premier degré. » Vérification faite, la définition du meurtre au premier degré revoit à un homicide prémédité. Rien ne permet d'affirmer que les quatre meurtres imputables à la police évoqués dans cet éditorial aient été prémédités.
 

Supplément vidéo (en Anglais) à l'émission du 25 octobre sur la vigile de la coalition Justice pour les victimes de bavures policières. Reportage de Simon Van Vliet. Caméra Paulina Ignacak.

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